Académie de Mâcon / Méditations poétiques

Les travaux au sein de l'Académie de Mâcon

Méditations poétiques

Pôle Lamartine

Communication de Bernard Rigaux

1820 : Les Méditations poétiques dans leur contexte politique,                 religieux et culturel.

 

Le 11 mars 1820 parut chez Nicolle un recueil de vingt- quatre poèmes, sans nom d’auteur, sous le titre de Méditations poétiques. L’auteur, Alphonse de Lamartine, entra alors dans la gloire : « huit fois rééditées jusqu’en décembre 1822, les Méditations poétiques connurent un succès fulgurant, sans précédent dans l’histoire de la poésie française. » (1)

Le public se précipite dans les librairies tandis que les salons et les ministres saluent cet événement littéraire. Lamartine, lui-même, évoque à juste titre un « succès étonnant » et même un « succès universel ». (2) Tels sont les faits : mais quelles en sont les causes, au-delà de la qualité de ces vers qu’on ne lit pourtant plus guère à notre époque ? On peut penser que les Méditations sont venues à leur heure dans un contexte qui leur était favorable. Comme l’écrit Aurélie Loiseleur : « Incarner le cœur d’un siècle, c’est bien le rêve que la « lyre » lamartinienne, un temps, a rendu réalité. » (3). Analyser ce contexte nous permettra peut-être d’éclairer, en partie, le mystère de ce qui fut l’un des plus grands événements littéraire de notre histoire.

Le contexte politique

                                           L’événement du 14 février : au cœur de la Restauration.

Le 11 mars fut précédé par le meurtre tragique, le 14 février, du duc de Berry, fils du futur Charles X, assassiné par un ouvrier sellier nommé Louvel, fanatique froid dont le but était d’éteindre la dynastie : la victime était le seul membre de la famille royale susceptible d’assurer une descendance puisque le duc d’Angoulême, frère aîné du duc de Berry, ne pouvait avoir d’enfants.

Ce drame nous installe au cœur de l’histoire de la Restauration dont il est un tournant. Rappelons ce que furent ces deux Restaurations dont l’histoire a longtemps été occultée par l’enseignement républicain.

Au lendemain des deux abdications de Napoléon, celle de 1814 à Fontainebleau, et celle de 1815, après la défaite de Waterloo, les Bourbons, en l’absence de toute autre alternative, retrouvent le trône de France en la personne de Louis XVIII, frère de Louis XVI. Mais le terme de « Restauration » pourrait induire en erreur. Il ne s’agit pas de restaurer l’Ancien Régime comme on restaure une œuvre d’art en recréant sa configuration première. Si la monarchie est restaurée, Louis XVIII a compris qu’il fallait composer avec une société nouvelle, bouleversée par la Révolution et l’Empire. Ainsi, dès le 4 juin 1814, est promulguée une Charte constitutionnelle : cette Charte, octroyée par le roi , rappelle sa souveraineté, mais elle limite ses pouvoirs en faisant un pas vers la monarchie constitutionnelle. Un Parlement est créé, selon le principe du bicamérisme : l’Assemblée des députés, élue au suffrage censitaire, coexiste avec une Chambre des Pairs, nommés par le roi. Si le Parlement est chargé de voter la loi, il ne peut la proposer et les ministres ne sont pas responsables devant les députés : c’est une monarchie limitée plus qu’une monarchie constitutionnelle. Mais le plus important est que les principes proclamés en 1789-égalité et liberté- sont confirmés par la Charte.

Dès lors, le camp royaliste se fracture : les modérés, tels le duc de Richelieu ou Decazes, approuvent la Charte alors que les ultraroyalistes, regroupés autour du comte d’Artois, frère de Louis XVIII, la dénoncent, espérant que le futur Charles X  rétablira l’Ancien Régime.

                                                     Le royalisme de Lamartine

Où se situe Lamartine dans ce camp royaliste ainsi divisé ? Le jeune Alphonse est résolument royaliste, par tradition familiale : son grand-père fut décoré de la Croix de Saint Louis, ayant combattu dans les armées de Louis XV, et son père a défendu Les Tuileries aux côtés de la garde suisse, le 10 août 1792. Le 15 juillet 1814, Lamartine reprend le flambeau en devenant Garde du corps de Louis XVIII dans la compagnie de Noailles. En 1815, il escorte le roi, fuyant Napoléon, jusqu’à la frontière belge, avant de démissionner, le 1er novembre 1815, pour raisons de santé.

Fut-il ultra ou modéré ?

Une réponse nette à cette question figure dans une lettre du 28 janvier 1819 à Éléonore de Canonge : « Il y a longtemps que les ultras m’appellent libéral et les libéraux ultra : je ne suis ni l’un ni l’autre. » Les libéraux, adversaires de la monarchie, désignent Lamartine comme radicalement royaliste alors que les ultras le rejettent : il est donc royaliste modéré, favorable à la Charte au nom du bon sens et du réalisme. Mais, parfois, il peut se rapprocher de l’ultraroyalisme quand il juge trop libérale la politique de Louis XVIII, craignant qu’elle ne sape les fondements de la monarchie.

Impact sur les Méditations.

Il est incontestable que, en 1820, Lamartine est apparu comme le poète emblématique de la Restauration. Les salons royalistes lui ont fait un triomphe qui a contribué de manière décisive au succès plus ample des Méditations que  Louis XVIII lit. Le roi « en fait des compliments superbes. » (4)

Mais ce  contexte politique a une résonance relativement faible dans les Méditations dans la mesure où Lamartine a voulu écarter tout sujet politique : toutefois, l’ écho  est perceptible surtout dans deux poèmes, composés avant 1820, que Lamartine n’a pas publiés en mars 1820, par crainte d’être considéré comme ultra. Dans la première édition des Méditations, un seul poème, titré Dieu, dégage un parfum d’ultraroyalisme, étant adressé à Félicité de Lamennais, alors prêtre ultra, mais cette méditation est purement religieuse.

Tout autres sont les deux méditations absentes dans le recueil de 1820. Dans Le Génie, poème écrit en 1819, Lamartine chante, de manière convenue, le « génie » de Louis de Bonald, philosophe ultraroyaliste, ami de Julie Charles : c’est à sa demande que notre poète a composé ces vers qui ne sont guère inspirés. Pourtant, dès la seconde édition, Le Génie sera joint aux premiers poèmes. Plus significative est l’Ode aux Français, composée en 1817 et dédiée à Julie Charles, dans laquelle Lamartine exprime avec force et sincérité sa nostalgie de la France catholique et royaliste. L’Ode ne sera publiée que dans la neuvième édition des Méditations, Lamartine persistant dans sa réticence à évoquer tout sujet politique, mais, en 1849, dans le commentaire de cette méditation, il tente d’expliquer cet accès d’ultraroyalisme : « Cette méditation est une larme sur le passé. Je venais de lire Le Génie du christianisme de M. de Chateaubriand : j’étais fanatisé des images dont le livre était étincelant. Enfin j’étais d’une famille royaliste qui avait gémi plus qu’aucune autre sur la chute du trône, sur les crimes de l’anarchie. »(5)

Le Génie du christianisme, ainsi évoqué, ne peut que nous introduire dans le contexte religieux contemporain des Méditations.

Le contexte religieux.

                                                               Une Église en ruine.

Au début de la Restauration, l’Église de France est dans une situation très grave. La Révolution fut encore plus hostile au catholicisme qu’à la monarchie, dès lors qu’on le considérait comme son principe. Après cette période de persécution le nombre de prêtres a fondu, beaucoup de paroisses ont disparu, beaucoup d’églises sont en ruine, les communautés religieuses ont été dispersées et le clergé est menacé par un schisme puisqu’en 1790 le corps ecclésiastique s’est fracturé : si les « jureurs » ont admis la Constitution civile du clergé, les « réfractaires », fidèles à l’autorité romaine l’ont refusée. Le tableau général  est sombre : « Après la tourmente révolutionnaire, L’Église de France, dont le clergé avait été décimé et dont les églises étaient restées fermées pendant dix ans, se trouvait dans un état catastrophique.»(6) Dans ces conditions, la foi s’étiole et Lamennais constate la montée de l’indifférence religieuse.

Mais, avec la Restauration, commence le temps de la reconstruction et de la renaissance salué par Daniel-Rops : « Remettre en ordre ce qui avait été disloqué, restaurer ce qui avait été jeté bas : cette tâche s’imposait que l’Église allait entreprendre avec un zèle et un courage remarquable.» (7) Ainsi l’Église va former et ordonner des prêtres-souvent trop rapidement- si bien qu’en 1830 on atteint le point culminant du recrutement au XIXe siècle avec 2357 ordinations dans l’année.  Parallèlement les ordres religieux, surtout les congrégations féminines, se reconstituent et  il s’en crée de nouveaux. Les jésuites, souvent bannis, sont de retour, tandis que des missionnaires tentent de rechristianiser des régions devenues parfois des déserts religieux.

Toutefois cet effort pour faire renaître le catholicisme français s’appuie sur le pouvoir politique, ce qui l’aide apparemment, mais lui nuit plus profondément. Si  la Révolution a été hostile au christianisme, la Restauration ne peut que lui être favorable. L’article 6 de la Charte proclame le catholicisme religion d’État, et le pouvoir royal favorise le clergé si bien que celui-ci peut sembler imposer la foi par la force. Dès lors, l’hostilité à la monarchie va engendrer un anticléricalisme virulent qui éclatera après la révolution de 1830.

Cette reconquête religieuse et ce renouveau de la puissance de l’Église sont symbolisés et aidés par la parution de deux grands livres. Dès 1802, Chateaubriand publie Le Génie du christianisme, immense succès de librairie, célébré par une population privée longtemps du culte et de la foi, tandis qu’en 1817, l’Essai sur l’indifférence en matière de religion, écrit par Félicité de Lamennais, secoue l’engourdissement spirituel de la France.

Impact sur les Méditations

On constate, dans les Méditations, une inspiration coïncidant avec cette renaissance du christianisme, le titre de certaines d’entre elles en étant le signe le plus évident : citons La Prière, La Foi, Le Chrétien mourant, Dieu,  La Semaine sainte à La Roche- Guyon ou encore La Poésie sacrée. La référence à l’Antiquité s’efface et la méditation poétique prend souvent une tournure religieuse, comme le remarque Aurélie Loiseleur : « Les Méditations marquent la restauration d’un monde où les vieux dieux de la mythologie antique ont cessé d’être parlants au profit d’un regain du christianisme.» (8)

Cela ne signifie pas pour autant que Lamartine ait été chrétien à cette époque : certes il connaît des élans, un désir de la foi,mais aussi des doutes qui virent parfois au désespoir. Il reste, avant tout, un paroissien du Vicaire savoyard adoptant le déisme du XVIIIe siècle, dès lors qu’il juge que la raison  ou le sentiment peuvent nous faire accéder à Dieu, indépendamment de la révélation et des dogmes religieux. Ce déisme est manifesté dans cette méditation, pourtant dédiée à Lamennais, que nous avons mentionnée précédemment :

« Voilà, voilà le Dieu que tout esprit adore, (…)

Ce Dieu que l’univers révèle à la raison, (…) »

Ce qui ne l’empêche pas de poursuivre ainsi :

« Et que le Christ enfin vint montrer à la terre ! » (9)

D’autres méditations peuvent ainsi être plus conformes à l’orthodoxie chrétienne mais Lamartine a précisé son rapport à la foi dans une lettre du 29 octobre 1819 à la marquise de Raigecourt, amie de Madame Elisabeth dont elle partagea l’esprit et qui ne cesse de veiller sur Alphonse, cette brebis qui risque de se perdre : « Ce n’est pas le désir de la foi et du repos d’esprit qui me manque. C’est le principe de la foi et du repos, c’est la conviction absolue et puissante. Ce grain de foi qui emporte les montagnes, soulève aussi tous les fardeaux qui pèsent sur le cœur, mais où le trouve-ton ? » Lamartine voudrait croire à défaut de croire vraiment.

Quoi qu’il en soit, on peut dire avec Aurélie Loiseleur que « le religieux (plus que la religion), chez Lamartine, est partout (…) »(10). Lamartine doute, croit, hésite : c’est un homme tourmenté par le mystère de Dieu. Il a « le mal du ciel » et c’est dans ce mal que réside le succès des Méditations de l’aveu même de Lamartine : « Le public entendit une âme sans la voir (…) ce fut tout le succès, si inattendu pour moi, des Méditations(…) » (11).

Le contexte culturel

Les Méditations s’inscrivent dans un contexte culturel qui n’est pas dissociable du contexte religieux, mais qui est plus ample. En 1820, Lamartine a beaucoup lu : sa culture s’étend de la littérature antique, gréco-latine, à la littérature européenne, italienne, anglaise et, dans une moindre mesure, allemande.

La nébuleuse romantique

Le romantisme naissant imprègne la sensibilité du jeune Alphonse : avec Chateaubriand, Madame de Staël, qu’il a lue et admirée, lui ouvre des horizons littéraires nouveaux, ceux de l’Allemagne, terre de naissance du romantisme. Mais Lamartine connait mieux les poètes anglais, qu’il a beaucoup lus : les romantiques, tels Wordsworth, Shelley, Crabbe mais aussi un préromantique comme Young et surtout Ossian, mystérieux barde écossais du IIIe siècle, très en vogue à l’époque. Quant à Byron, s’il lui dédie une méditation (L’Homme), il l’a encore peu lu. Mais il serait difficile d’établir un lien précis entre les Méditations et ces auteurs qui forment une nébuleuse imprégnant de façon diffuse l’univers de notre jeune poète. Seuls, Chateaubriand, Lamennais et Platon forment un triptyque dont l’influence est aisément repérable dans les vers lamartiniens.

                                                                     Chateaubriand

Le succès du Génie du christianisme annonce celui des Méditations qui paraîtront dix-huit ans plus tard. Citons le témoignage d’une lectrice de l’époque : « Ce jour-là, dans Paris, pas une femme n’a dormi. On s’arrachait, on se volait un exemplaire. Puis quel réveil, quel babil, quelles palpitations ! Quoi, c’est là le christianisme, disions- nous toutes ; mais il est délicieux. » (12) Les Lumières et la Révolution  avaient jeté l’opprobre et la moquerie sur des siècles de christianisme accordés aux besoins et aux élans de l’âme humaine, à sa soif de sacré et de mystère. Or, Chateaubriand, avant tout poète, va retrouver ce génie du christianisme qui est sa fécondité, son rayonnement, foyer de civilisation, principe de charité,  et source d’inspiration artistique et littéraire. Pour Chateaubriand, croyant incertain, « le christianisme s’était bel et bien révélé et se révélerait toujours la Muse inconnue qu’il attendait pour renouveler son inspiration. » (13) Ce génie du christianisme est avant tout esthétique : « De toutes les religions qui ont jamais existé, la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres. »(14)

Lamartine ne peut donc qu’être séduit par cette incitation à créer une poésie et une éloquence nouvelles à tel point qu’il est légitime de penser que, sans Chateaubriand, nous n’aurions pas eu les Méditations : « M. de Chateaubriand fut certainement une des mains puissantes qui m’ouvrirent, dès mon enfance, le grand horizon de la poésie moderne.» (15) Mais celui qu’on appelle « l’enchanteur », s’il est poète, n’écrit pas en vers, si bien que Lamartine peut alors devenir celui qui incarne ce renouveau de la poésie chrétienne souhaité par Chateaubriand et attendu par la Restauration, ce qu’a bien vu Jules Lemaître : «  Cette haute société, royaliste et spiritualiste depuis la Révolution, avait son grand écrivain, Chateaubriand, et son philosophe, De Bonald. Seul un poète manquait à ce beau mouvement de renaissance religieuse. De toute force il fallait qu’il vînt. On sentit que cet élu était Lamartine. » (16) Mais, si Chateaubriand permet l’existence même des Méditations, celles-ci reprennent en outre les idées et les thèmes présents dans Le Génie du christianisme.

Pour Chateaubriand, héritier de la pensée du XVIIIe siècle, lecteur de La Profession de foi du Vicaire savoyard, Dieu se manifeste avant tout dans la nature : « Il est un Dieu, les herbes de la vallée et les cèdres de la montagne le bénissent, l’insecte bourdonne ses louanges, l’éléphant le salue au lever du jour, l’oiseau le chante dans le feuillage, la foudre fait éclater sa puissance et l’océan déclare son immensité. »(17)  Lamartine, s’adressant à Dieu, lui fait alors écho :

« C’est toi que je découvre au fond de la nature, (…) » .(18)

Mais les thèmes poétiques du Génie sont aussi repris par le poète qui chante le mystère de la liturgie chrétienne, le son religieux des cloches ou l’élancement de la flèche gothique. Au demeurant, la Révolution, en saccageant les églises, a laissé beaucoup de ruines que Lamartine, comme Chateaubriand, aime évoquer. Le cours du temps, qui emporte l’homme, emporte aussi les monuments qu’il pouvait espérer moins éphémères. En outre, le lecteur de la première édition du Génie pouvait aussi lire René, qui était l’un de ses chapitres et qui fut le symbole du « mal du siècle ».Ce mal imprègne Les Méditations qui chantent la solitude, la mélancolie, l’ennui ou le malheur d’être né. On pourrait multiplier les exemples, mais évoquons simplement dans L’Isolement cette résonance lamartinienne de René : « Levez-vous vite orages désirés » s’écrie René et Lamartine répond en écho :

« Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :

Emportez-moi comme elle, orageux aquilons ! » (19)

Lamennais

Pour qui avait lu Chateaubriand, l’Essai sur l’indifférence en matière de religion, ne pouvait passer inaperçu. Quinze ans après le Génie un autre maître-livre inspirait la renaissance du catholicisme. Dans une France menacée par le froid mortel de l’incroyance «  on s’arrachait ces pages comme si elles étaient tombées du ciel sur un siècle désorienté et sans voie. » (20) Lamartine fit part de son admiration à  Aymon de Virieu, dans une lettre du 8 août 1818 : «  Je suis tombé sur du bon, même sur du beau, même sur du sublime(…). » Le but de Lamennais était de réveiller la foi dès lors que l’indifférence religieuse était synonyme de dislocation de la société et donc de mort. Lire Lamennais, et le suivre, c’était épouser la dynamique d’un élan vital : « C’était l’apôtre jeune qui rajeunissait une foi. » (21)

Le culte de la raison, initié par les Lumières, s’est imposé sous la Révolution en engendrant le déisme ou pire, l’athéisme. Dès lors, Lamennais lui oppose l’autorité de la Révélation, transmise d’âge en âge  par nos aïeux et par l’Église qui la tenait des apôtres. Deux méditations sont imprégnées de ces idées.  Celle d’entre elles, titrée Dieu,  dédiée à Lamennais, évoque, à sa suite,  ce froid mortel de l’indifférence, signe d’une société mourante :

« Oui, ce monde, Seigneur, est vieilli pour ta gloire ;

Il a perdu ton nom, ta trace et ta mémoire, »

D’où le cri de détresse qui monte vers Dieu :

« Viens !  Montre-toi toi-même et force- nous de croire ! » (22)

L’invocation d’une force contraignante est un appel à l’autorité, ce que nous allons retrouver dans La Foi qui est la méditation la plus inspirée par Lamennais. Cette méditation fut écrite après la mort de Julie Charles à un moment où le besoin de croire s’imposait à Lamartine. Le poète rejette donc la raison qui ne peut mener qu’à un vague déisme :

« Cette raison superbe, insuffisant flambeau,

S’éteint comme la vie, aux portes du tombeau ; »

Si  la raison s’éclipse, que vienne la foi :

« Viens donc la remplacer, ô céleste lumière ! »

Mais la foi ne peut être transmise que par l’autorité de ceux qui l’ont reçue de la tradition :

« De la terre promise, immortel héritage

Les pères à leur fils l’ont transmis d’âge en âge. » (23)

Ainsi, Lamartine reprend le cœur de la prédication de Lamennais : la foi, transmise par l’autorité de la tradition, doit s’imposer au détriment de la raison.

Le platonisme    

Lamennais pensait, en outre, que les Grecs et les païens les plus vertueux ont entrevu l’unicité de Dieu et que l’Évangile a perfectionné les morales de l’Antiquité qui l’esquissaient. Cette idée est récurrente dans la pensée chrétienne au début du XIXe siècle et l’on pense que le platonisme, plus particulièrement, annonce le christianisme. Dès   lors, le platonisme est l’un des axes majeurs de la pensée romantique à ses débuts : « Le début du XIXe siècle se caractérise, en France, par la convergence d’une remise à l’honneur de Platon et d’un mode de pensée platonicien qui se rencontre à des degrés divers chez tous les écrivains. » (24) Précisons : il ne circule alors que quelques traductions de Platon-principalement le Phédon– si bien que la connaissance de sa philosophie reste approximative. On « platonise » en imitant la Renaissance, Pétrarque et Marsile Ficin : faire de Platon un précurseur du christianisme ne pose guère de problèmes

Toutefois, la thèse centrale de Platon, illustrée par le célèbre mythe de la caverne, au livre VII de La République, est connue : nous ne voyons que des apparences, des reflets de la réalité, comme si, enchaînés au fond d’une caverne, la tête orientée vers la paroi, nous tournions le dos à la lumière qui projette ses ombres sur cette paroi. Nos chaînes symbolisent nos sens car nous sommes emprisonnés dans notre corps qui ne perçoit que le sensible, ombre de la réalité intelligible. Notre esprit voudrait voir la lumière, ce que notre corps interdit. Le corps, pour Platon, est un tombeau : « sôma sêma »

Cette philosophie est bien présente dans les Méditations. Dans La Prière, la nature apparaît comme un reflet de l’image de Dieu :

«L’univers tout entier réfléchit ton image, (…) »

Il est donc le reflet d’un reflet. La Semaine sainte à  La Roche- Guyon reprend cette image en évoquant Dieu : «ce vivant soleil dont le soleil est l’ombre». (25)

Dès lors, si notre corps nous emprisonne dans des apparences, le poète désire en être délivré pour accéder à la Lumière :

«  Je te salue, ô mort ! Libérateur céleste, (…)

Viens donc, viens détacher mes chaînes corporelles,

Viens, ouvre ma prison ; viens, prête-moi tes ailes ; » (26)

Ces accents sont ceux de Platon pour qui « les vrais philosophes s’exercent à mourir », puisque cet exercice libère l’esprit du corps. (27) Il ne s’agit pas, pour le philosophe, de vouloir la mort mais de détacher l’esprit du corps, ce qui adviendra dans la mort. Mais, pour Lamartine, comme pour Platon, nous pouvons entrevoir cette Lumière inaccessible dès cette vie  car, au fond de notre âme, brille encore une étincelle de la Lumière jadis entrevue, ce que les Méditations évoquent dans un vers célèbre :

« L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux ; » (28)

Ce vers est aussi biblique que platonicien. Pour Platon, qui croit à la métempsychose, notre âme a vu la lumière intelligible avant de tomber dans un corps. De même, pour la Bible, Adam et Ève étaient les réceptacles de la lumière divine, avant la chute qui les expulsa du jardin d’Eden.

C’est alors l’enthousiasme qui va arracher notre esprit à la pesanteur du corps :

« Lui seul est mon flambeau dans cette nuit profonde,

Et  mieux que la raison, il m’explique le monde. »

L’enthousiasme est une ascension :

« Il faut voler au ciel sur des ailes de flamme :

Le désir et l’amour sont les ailes de l’âme.» (29)

Le poète devient donc un voyant, un mage inspiré par un délire sacré : on reconnaît là des idées qui viennent d’un dialogue de Platon, intitulé Ion, dans lequel le poète est considéré comme le messager des dieux : « Ce n’est pas en effet par art, mais par inspiration et suggestion divines que tous les grands poètes épiques composent tous ces beaux poèmes et les grands poètes lyriques de même. » Le platonisme nous incite alors à penser que les Méditations seraient le fruit d’une inspiration divine. (30)

***

Michelet, à la lecture du poème ultérieur intitulé La Vigne et la maison, paru dans le Cours familier de littérature en 1857, semble reprendre cette suggestion : « Vous m’avez fait pleurer à chaudes larmes, et tout le monde pleure. Pourquoi écrivez-vous ces choses, vous le bien- aimé de Dieu, tant aimé des hommes ? Jamais, depuis les Méditations,  vous n’avez donné un tel coup d’archet. » (31)  Si notre étude du contexte de 1820 a permis, comme nous l’espérons, d’éclairer les Méditations, le miracle poétique reste une énigme.

 

Notes

  • Daniel de Montplaisir : Lamartine, un poète en politique, p.132 ; Paris, Tallandier, 2020.
  • Lettre du 23 mars 1820 à Aymon de Virieu et du 20 juin 1820 à M. de Veydel.
  • Aurélie Loiseleur : préface aux Méditations poétiques ; le Livre de poche p.12.
  • Lettre du 23 mars 1820 à Aymon de Virieu.
  • Méditations poétiques : Ode aux Français, Commentaires de 1849, in Édition des Souscripteurs ; Paris, Firmin Didot.
  • Jean Sévillia : La France catholique ; Perrin, 2017, p.115.
  • Daniel-Rops : Histoire de l’Église du Christ, tome IX, L’Église des Révolutions196. Librairie Arthème Fayard, Éditions Bernard Grasset.
  • Aurélie Loiseleur : préface aux Méditations poétiques ; le Livre de poche, p.13.
  • Lamartine : Dieu ; vers 73, 76, 78.

 

  • Aurélie Loiseleur : préface aux Méditations poétiques, opus cité p.16.

 

  • Première préface des Méditations(2 juillet 1849) ; in Méditations poétiques, opus cité p.63.
  • Madame Hamelin : Souvenirs ; citée par Emmanuel Godo : Chateaubriand, Génie du christianisme ; Éditions du Cerf, 2011 p.59.
  • Marc Fumaroli : Chateaubriand, Poésie et Terreur, Éditions de Fallois, 2003 p.370.
  • Chateaubriand : Le Génie du christianisme, Livre 1er, chapitre 1er, Garnier Flammarion, tome 1, p.57.
  • Cours familier de littérature : vingt- troisième entretien, §26. Pour Chateaubriand, qui admirait Bossuet, comme pour Lamartine, la poésie et l’éloquence sont indissociables.
  • Jules Lemaître : Les Contemporains, Études et portraits littéraires, sixième série ; Paris, Lecène Oudin, pp.97/98.
  • Le Génie du christianisme, Livre V, chapitre deuxième ; cité par Lamartine in Cours familier de littérature, vingt-troisième entretien, § 26.
  • Méditations poétiques, La Prière, vers 65.
  • Ibid, l’Isolement, vers 51/52.
  • Nouvelles Confidences, livre quatrième, § 15.
  • Ibid, livre quatrième, § 15.
  • Méditations poétiques : Dieu, vers 129, 130, 162.
  • Ibid, La Foi, vers 171/173 et 141/142.
  • Michel Brix : Le Romantisme français, Peeters, 1999, p.19 (Introduction).
  • Méditations poétiques : La Prière, vers 50 et La Semaine sainte à La Roche-Guyon, vers 7.
  • Ibid : L’Immortalité, vers 14 et 25.
  • Phédon : 67
  • Méditations poétiques, l’Homme, vers 70.
  • Ibid : Dieu, vers 37/38 et 93/94.
  • Platon : Ion, 533
  • Jules Michelet : billet adressé à Lamartine en 1857 ; in Christian Croisille : Répertoire de la correspondance d’Alphonse de Lamartine et lettres inédites (1807-1866) tome 2, p.156-157.